Par Sanfour,
"L'incident" et TV7
Dans son édition du dimanche 26 juin, la télévision nationale Al Watanyia anciennement TV7 anciennement RTT, a couvert un évènement assez grave d'atteinte à la liberté de pensée et d'expression. La démarche de la chaîne nationale est à ce titre louable. Le reportage portait sur la manifestion (il n y aurait pas eu de problème s'il ne s'était agit que d'une manifestation, et quand je dis manifestation, j'entends pacifique bien évidemment, je n'aurai pas à le préciser à chaque occurrence) qui a eu lieu devant le Cinémafricart à Tunis. Quelques dizaines de personnes (je ne saurai avancer un chiffre exact) auraient débarqué dans la salle de cinéma, interrompu la projection du documentaire "Ni Allah, Ni Maître" de Nadia El Fani en agressant une partie des personnes alors présentes, et porté des dégâts matériels aux installations (dont la porte du cinéma défoncée, etc ...). Cette version des faits, largement reprise par différents médias et non démentie, est donc avérée. Les manifestants/agresseurs, de par leur allure vestimentaire et leur pilosité assez développée pour ne laisser aucun doute sur leur virilité, semblaient relever d'un courant religieux conservateur. Il faut préciser au passage qu'il existe deux types de développement pilaire diamétralement opposés: l'un, très reconnaissable, et qui eu, jadis, ses heures de gloire, porté par des figures populaires comme le Ché et Fidel Castro, est résolument révolutionnaire, et un autre, très en vogue en ces jours malheureux de régression, qui relève de tous les conservatismes religieux qu'ils soient chrétiens, juifs (hassidiques, juifs orthodoxes, etc ...) ou musulmans. Il conviendra donc de bien faire la différence entre la barbe révolutionnaire et la barbe conservatrice.
La chaîne nationale a couvert l'évènement dans son professionnalisme habituel. Mesurant toute l'ampleur de cet énième atteinte à la liberté d'expression dans la Tunisie post 14 janvier, elle a diffusé le reportage de 61 secondes à 39minute 45 secondes du début du journal d'un peu plus de 43 minutes entre le bulletin sportif et la couverture du mariage du prince Albert de Monaco.
Extrait du JT de TunisiaTV (Wataniya, TV7, RTT) du 26/06/2011
Couverture des violences au Cinémafricart
Couverture des violences au Cinémafricart
Les mauvaises langues seraient tentées de dire que ce choix prémédité visait à occulter l'évènement et en amoindrir l'importance mais de fin connaisseurs de la société tunisienne que sont les journalistes et présentateurs de TV7 (c'est vrai que la chaîne s'appelle différemment à présent, mais comme ce sont les mêmes journalistes de TV7, rien, sauf amnésie volontaire et délibérée عفانا و عفاكم الله, ne va à l'encontre de cette appellation), savent que l'heure de plus grande écoute du JT est celle du bulletin sportif. Le choix de faire suivre les informations sportives par ce reportage, était donc le meilleur moyen de lui assurer la plus grande audience.
Justifications, silence et condamnations
L'évènement a été assez largement couvert pas différents médias[1] qui ont repris les condamnations de plusieurs acteurs (cinéastes, société civile, ...).
Pour une période qui prétend rompre avec la censure, l'oppression, le parti unique, le chef unique, la pensée unique, et par extension, le dieu unique, il est normal que les différents acteurs du projet de changement de régime (que certains qualifieraient de révolutionnaire) condamnent fermement toutes les atteintes à la liberté d'expression, de croyance et de pratique. Des forces progressistes (Ettajdid, le PDP, Ettakattol, Le Parti de l'Unité populaire, Le parti "Al Wifak Al Joumhouri", Le Parti populaire républicain, l'association des cinéastes tunisiens, la FTCR, des indépendants, etc …) se sont immédiatement empressés de le faire.
Il n'en est pas de même pour tous les acteurs du débat publique. Certains ont feint l'ignorance avec un silence assourdissant ( لا حياة لمن تنادي, موش هوني الجماعة) et d'autres vont jusqu'à essayer de leur chercher justification. Une grande gueule (جلغة كبيرة بالعربي) comme "si" Taoufik Ben Brik, qui a bâti toute sa réputation et sa carrière sur l'image de victime de la répression et de l'oppression du régime de Ben Ali, n'hésite pas au micro de MosaiqueFM à qualifier les organisateurs de la projection du film de criminels, le film de "pornographie idéologique" dont le caractère provocateur est la source de tous les maux et si certains ont menacé des gens, en ont tabassé certains et ont détruits des biens, c'est parce qu'ils ont été provoqués quant à leur religion et leur identité (Incroyable ? Eh oui, mais il l'a bien dit : à écouter ici). Un "journaliste", qui n'arrête pas d'étaler son pseudo-savoir (Dostoeivsky, Saramago, etc ...) et qui s'interroge sur la maîtrise de la réalisatrice, Nadia El Fani, quant au sujet de son film, ("la religion" d'après lui) se permet de commenter une oeuvre sans l'avoir vue. Quel bel exemple pour une profession déjà agonisante! Cet "écrivain", "libre penseur" qui, après avoir passé des décennies à se victimiser par rapport à la censure et la répression, en arrive à justifier aussi simplement la réponse à une œuvre de l'esprit par la violence et des agressions sur les biens et les personnes. Quant une fille en mini-jupe se fera malmener, agresser, et violer dans la rue, les agresseurs pourront compter sur la caution de M. Ben Brik qui comprendra (et nous fera comprendre par la même occasion) qu'une provocation à leur religion, à leur identité, et , pire encore, à leur virilité (qui se manifestera sous une forme autre que de la pilosité faciale cette fois ci) aussi inacceptable que le port de la mini-jupe est une cause tout à fait normale d'un tel comportement. On essaiera alors de comprendre avec lui que la "pornographie vestimentaire" mérite/justifie tels châtiments.
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Taoufik Ben Brik |
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Rached Ghannouchi |
Un autre acteur d'ampleur tout autre que celle de Ben Brik a eu une réaction (plutôt une non réaction) tout à fait intéressante et révélatrice. Il s'agit du fameux parti islamiste Ennahdha. Ennahdha fait une fois de plus preuve de son attachement aux valeurs démocratiques de tolérance et de libre expression. Aucun commentaire ni communiqué n'a émané des organes du parti, qui devrait se sentir encore plus concerné que les autres puisque les agresseurs se prétendent de mouvances qui lui sont proches. Comme il nous y a habitué, ce parti ne condamne jamais publiquement le recours à la violence dans le débat publique, surtout quand il s'agit de violences intégristes (بمعنى أصولية, نسبة إلى أصول الدين, و أصول الدين ماهيش و احدة و محل نقاش بطبيعة الحال), et lui apporte donc (à cette violence) systématiquement son approbation tacite en toute impunité. Les situations dans lesquelles ce parti nous a fait preuve de son attachement à la tolérance et au respect des différences sont légion, surtout qu'il ne fait aucun effort pour se cacher. Rien que la semaine dernière, suite au retrait de ses représentants du CISROR, un article publié sur le site nahdha.org, explique partiellement le retrait, par l'impossibilité de siéger avec des personnes qui coopèrent et essaient de normaliser les relations avec "l'ennemi sioniste" (رفض ممثلو النهضة الجلوس إلى جانب من أقرّ بزيارته لإسرائيل وعبّر عن مناصرة للتطبيع مع الكيان الصهيوني). Je ne soulèverai pas ici la question de la pertinence du problème palestinien dans la préparation d'élections nationales constituantes. Ils se retirent tout simplement d'une assemblée car ils ne peuvent pas s'assoir à la même table avec des personnes qui ont des opinions différentes des leurs sur certains sujets. Je me demande comment ils feront dans la future assemblé constituante/législative ? Avec un tel raisonnement, on a le choix entre la démission systématique ou la victoire absolue avec tous les sièges. Ça me rappelle quelque chose ...
Halte à l'amnésie (collective)
Halte à l'amnésie (collective)
Entre couverture journalistique médiocre, des réactions politiques molles, des hésitations, et des justifications qui sèment pour plus d'intolérance, de répression (sociale j'entends) et d'oppression, je crains qu'une grande partie des acteurs du débat publique ne considèrent pas les évènements récents à leur juste valeur, et qu'on se dirige, à petit pas comme celui-ci, vers ce passé qui ne cesse de me hanter et que nombreux essaient d'effacer. Faudra-t-il peut être ne pas l'oublier, mieux se le remémorer, en gardant ces places 7 novembre, en appelant Ben Ali par son nom, ni ZABA, ni le déchu, et son ère par le sien, celui d'un changement tant espéré , allègrement accueilli et qui a rapidement mal tourné (dès que certains ont légitimé les premiers pas de la répression contre les mêmes islamistes qui oppriment les autres aujourd'hui. On dirait presque une revanche de l'histoire. Est-il possible de la dépasser et ne pas y succomber ?), et en se rappelant de Bourguiba par ses méfaits (Le cule de la personnalité, l'instauration du dispositif répressif qu'est le ministère de l'intérieur, la fusion état-parti unique et la généralisation des procès politiques ne sont que des créations de Bourguiba perpétuées et plus amplement développées sous Ben Ali) autant que par ses bienfaits (que je ne citerai pas ici. Ils sont suffisamment repris et rappelés par ailleurs), pour ne jamais s'y retrouver de nouveau.